Il est de bon ton, dans les médias ou le discours politique en France d’invoquer les "valeurs républicaines" pour les opposer à la liberté de religion. Mais que dit le Droit au sujet de ces valeurs ? Contraignent-elles vraiment la pratique religieuse ?
La société française est une société régie par un État de droit, c’est-à-dire que les individus et la puissance publique sont tous soumis au Droit. Dans ce système, les libertés – dont fait partie la liberté de pratiquer une religion – sont protégées. Toutefois, et conformément à l’adage bien connu, la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. Il est parfois nécessaire de poser des limites à l’exercice des libertés. Les limites à la pratique de la religion sont donc exclusivement prévues par le Droit.
La sécurité de soi et de l’autre
Le premier cas est, peu ou prou, le même pour beaucoup de libertés publiques (aller et venir, manifester, se réunir…). Il s’agit de l’atteinte à l’ordre public : aucune liberté ne peut être exercée si elle porte atteinte à l’ordre public, c’est-à-dire à la sécurité, la santé ou la tranquillité publique (L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales).
D’ailleurs, dans les États de droit modernes, c’est bien la conciliation de l’ordre public et de l’exercice des libertés qui structure le droit des libertés publiques.
Prenons un cas simple. Étudiante en master de chimie, vous portez le voile. Vous assistez à des travaux pratiques, et vous manipulez des produits chimiques dangereux. Il est possible que l’enseignant vous demande d’ôter votre voile, non pas parce que ce dernier exprime votre religion, mais simplement pour préserver votre sécurité et celle des autres. Ici l’objectif n’est pas de restreindre la pratique de la religion, mais bien d’assurer le volet « sécurité » de l’ordre public.
Principe de laïcité
Dans le second cas de figure, la limite à la pratique religieuse est avérée, mais dans certains cas déterminés. Il s’agit du principe de laïcité. Ce principe, contrairement à une idée trop répandue, ne signifie pas l’invisibilisation totale du religieux.
C’est, au contraire, un principe qui protège la liberté de religion et l’égalité des cultes, mais aussi la neutralité de l’État. Et c’est sous ce dernier angle qu’intervient l’interdiction de pratiquer sa religion. L’État, qui est neutre religieusement, ne peut pas exprimer d’appartenance à une religion en particulier.
Par extension, tous les représentants de l’État – enseignants dans le public, employés d’hôpitaux publics, fonctionnaires… – doivent être neutres et n’exprimer aucune appartenance à une religion.
Ce second cas de figure, dont il faut souligner qu’il s’explique par la longue Histoire des rapports de l’État et des cultes en France, permet sous cet angle et sous ce seul angle, d’empêcher non pas la pratique de la religion mais son expression.
Et les "valeurs de la République" dans tout ça ?
Les limites prévues par le Droit pour empêcher la pratique d’une religion ne renvoient pas aux "valeurs de la République". Cette expression, qui est récurrente dans les débats publics, est une notion abstraite en son essence.
En effet, comment définir ce qu’est une « valeur » ? Pour être effectives sur le terrain du Droit, les notions doivent être définies a minima, sous peine d’insécurité juridique. Toute personne doit connaître ses droits et devoirs, ce qui suppose que les lois soient suffisamment intelligibles et accessibles.
Les "valeurs de la République" peuvent être interprétées de façon large : d’une part, ce sont des "valeurs", leur interprétation n'est donc pas figée. D’autre part, elles peuvent à la fois renvoyer à la devise de la République Liberté, Égalité, Fraternité, mais aussi à d’autres notions comme l’égalité des sexes, la dignité, la laïcité – qui sont des concepts également inscrits dans le droit français.
Sur le terrain des valeurs, les notions se multiplient et leur définition exacte relève de la pensée de celui qui les mobilise. Nous sommes tous d’accord avec les valeurs de Liberté, Égalité, Fraternité. Mais nous ne nous rendons pas compte que chacune de ces notions comporte une multitude de conceptions et d’interprétations.
La liberté signifie-t-elle le dénudement du corps, ou son recouvrement ? Ou signifie-t-elle, plus simplement, la liberté de choisir de se dénuder ou de se couvrir ?
C’est plutôt sous cet angle que le droit français s’inscrit, mais il existe toujours des exceptions. En tout état de cause, seule une combinaison spécifique de différentes interprétations de ces notions pourrait laisser penser que les « valeurs de la République » empêchent la pratique de la religion. Mais cette combinaison est, de toute façon, ineffective sur le terrain du droit français actuel.
Si certaines personnes sont convaincues que valeurs de la République et religion sont antinomiques, cette position relève de leur liberté de pensée et n’a que peu de valeur, pour le moment, sur le terrain du droit.
Lauren Bakir, Post-doctorante, juriste, droit des religions, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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